La colère : un enjeu de domination et de reconnexion au corps

Article écrit par Alexandre Jaafari et corrigé par Camille Brossard

 
 

Introduction

La colère est une émotion particulière dans ma vie. Elle m’est d’abord parvenue par les hommes qui peuplaient mon enfance. Je me souviens des emportements de mon père quand l’ordinateur ne marchait plus ou que je ramenais une mauvaise note. Je me souviens des colères de mon directeur d’école, qui devenait rouge vif au milieu de la cour. J’ai également des souvenirs de mon grand-père rageant contre « les salauds de patrons ».

En vieillissant et en devenant à mon tour un homme, j’ai piqué des colères. Adolescent, je me battais beaucoup.

Puis le handball a été un champ d’étude de cette colère. Pas un match de ma vie ne s’est passé sans qu’un homme ne s’emporte. Toujours contre l’arbitre, souvent contre les adversaires, parfois contre les siens.

Puis mon rapport à la colère a muté quand je suis devenu coach de handball bénévole. J’avais l’imaginaire de ces coachs de sports collectifs autoritaires, vociférant, qui mènent leurs hommes par l’intensité et la fureur.

J’ai coaché comme ça pendant un temps. Quand on perdait, je piquais des colères à la mi-temps pour « motiver » mes joueurs. Puis j’ai changé mon comportement. J’ai davantage expliqué. Mes colères sont très rares désormais dans le cadre du handball. Elles surviennent lorsque le collectif est en danger.

C’est avec ça en tête que j’ai découvert le travail de Sophie Galabru au travers d’un podcast. Elle y parlait de colère et du livre qu’elle avait écrit : « le visage de nos colères ». Je l’ai acheté, lu, annoté et j’en ai discuté, beaucoup discuté.

 
 

Je pense que ce livre a changé ma vie ainsi que ma perception de la colère. Je voudrais partager toutes ces réflexions avec vous.

 

I.  La colère : une émotion

Commençons par un état des lieux.

La colère est une émotion. Une émotion est une manifestation brusque, intense, spontanée et momentanée du corps qui se manifeste par des signes psychophysiologiques. Cette manifestation réagit à des stimuli internes ou externes.

Le sentiment, lui, est plus durable et complexe. Il se forge de par notre vécu et nos pensées. On peut voir le sentiment comme une émotion cristallisée qui mature dans cet état figé.

 

II. Une émotion négative et un enjeu de domination

Alors qu’elle est une réaction spontanée, la colère est réprimée et décrédibilisée. En se penchant davantage sur le sujet, on s’aperçoit néanmoins que cette condamnation est à double standard et s’adresse étrangement toujours aux mêmes personnes.

La colère du patron est charismatique, celle du salarié est rebelle.
La colère de l’homme est virile, celle de la femme est hystérique.
La colère du parent est éducative, celle de l’enfant est capricieuse.
La colère de l’homme blanc est sincère, celle de l’homme racisé est sauvage.
La colère de Dieu est juste, celle du croyant est un péché.

Vous l’avez compris, la colère du dominant est toujours louée tandis que celle du dominé est toujours critiquée. On ne se met pas en colère parce qu’on le veut, on se met en colère parce qu’on le peut. En effet, la colère est un enjeu de domination. La classe dominante a rapidement compris ça et a agi sur deux points pour saper la colère.

Le premier est simple, la classe dominante a compris que le pouvoir de la colère tenait ses racines dans l’indépendance. C’est pourquoi il est toujours important de conserver les personnes que l’on souhaite inféoder dans une position de dépendance financière. Comment se mettre en colère contre la personne qui tient les cordons de notre bourse ?

Néanmoins, cette soumission n’était pas suffisante et c’est pourquoi une entreprise de grande ampleur de décrédibilisation de la colère a été mise en place.

 

III. Saper la colère : une entreprise en 3 actes

A.     Acte 1 : sanctifier la colère en invoquant le pardon

Le premier acte a été de faire du pardon, notion éminemment religieuse, une valeur hautement vertueuse. En prendre la posture, c’est disqualifier moralement la colère. Le pardon devient alors une arme redoutable : il permet de rendre l’énervement inacceptable et disqualifiant. Le calme et le pardon qui en suivent, sont eux, récompensés.

La colère est qualifiée comme pêcheresse. Dès lors, il suffit à la bourgeoisie de définir le pardon comme miséricordieux, d’en faire moralement une valeur supérieure, et ainsi de diaboliser la colère.

Le calme est une autre notion clef pour saper la colère. Un être calme est jugé comme étant maître de lui-même, il ne laisse rien transparaître, il ne fait pas de remous. Au contraire, un être colérique provoque le chaos, tord son corps dans une éruption d’énergie et s’abaisse à la vulgarité.



B.     Acte 2 : rendre la colère non désirable

C’est le deuxième acte de cette campagne de sape : notre capacité de séduction repose sur la maîtrise, donc sur le calme. Une personne séduisante a des courbes bien définies, des vêtements particuliers et tirés, une attitude corporelle lissée. Ça n’est pas pour rien que toute la mode jugée « séduisante » restreint les êtres : comment laisser son corps exploser de colère dans un faisceau de mouvements lorsque ceux-ci sont restreints par un tailleur, des talons aiguilles ou même un costume cravate ?

C’est pourquoi la colère disqualifie dans la mythologie du dominant : car elle nous rend incomestible en nous faisant perdre en pouvoir de séduction. La colère renvoie au fou, à la bête, à l’hystérique. La mythologie dominante pose un dilemme majeur au dominé : veux-tu pouvoir être aimé ? Il faudra donc te calmer, ne pas provoquer de remous, et alors peut-être la meute t’acceptera et une moitié tu trouveras.

 

C.     Acte 3 : Donner des soupapes au peuple

Une fois que tout ceci a été mis en place, il fallait planter le dernier clou dans le cercueil de la colère. La propagande seule ne suffit pas. C’est pourquoi le système judiciaire a vu le jour. La justice sert à camoufler le châtiment colérique derrière un discours rationnel. Sophie Galabru en parle en ces termes.

« Il a fallu camoufler le châtiment colérique derrière un discours rationnel pour le rendre digne de l’idéal progressif de rationalité. La justice, en inventant les notions de faute, de châtiment, de culpabilité et de responsabilité, a ainsi contribué au long dressage de l’animal humain afin qu’il devienne plus réfléchi et responsable. […] Cette violence de dressage a installé dans le cœur de l’homme la fatalité de rester en soi plutôt que de se répandre dehors par l’action »

Avec le système judiciaire, la bourgeoisie a créé un « contrat social » où on ne peut se faire justice. Dans une binarité simpliste, la classe dominante assimile la colère au chaos où les bêtes s’entredéchirent pour le moindre conflit tandis que l’homme civilisé et dressé s’en remet à la justice souveraine.

Mais on ne dresse pas la population simplement avec le châtiment, il lui faut des soupapes de décompression : c’est toute l’utilité du sport.

“Gladiators” d’Ernie Barnes

Chaque week-end, des prolétaires peuvent s’entre-déchirer dans des compétitions suant le virilisme.
Mieux encore, le peuple vulgaire peut se réunir dans des stades pour crier sa haine aux plus performants des siens, érigés en stars d’aujourd’hui, jusqu’à ce que la blessure, la compétition ou le temps fassent son œuvre, et les renvoient dans l’oubli.

En acceptant le système judiciaire et les soupapes aux mains de la classe bourgeoise, la classe prolétaire a accepté d’abandonner complètement sa colère et la violence qui l’accompagne pour que l’Etat en soit l’unique dépositaire. Pourtant Hobbes disait :

« Une convention où je m’engage à ne pas me défendre à de la violence par la violence est toujours nulle ».

 

D.     Que penser de ces soupapes ?

Le sport n’est pas la seule pratique exorcisante de la colère. Le rap contient beaucoup de textes dénonçant les injustices sur un ton de colère. Les humoristes servent également de soupape en saupoudrant du rire et de la légèreté sur des situations dramatiques.

Pourtant, la question demeure : devons-nous accepter ces soupapes alors qu’elles sont clairement là pour affaiblir nos colères et donc nos êtres ?

 

IV. Les dangers de réprimer la colère

Quand on regarde les discours dominants sur la violence et la colère, on s’aperçoit qu’il y a un problème. Dans chaque conflit passé, la violence est vue comme positive. La Révolution Française valorise la lutte quand les actions des Gilets Jaunes sont, elles, disqualifiées.

Dans chaque tentative de révolution violente par le peuple dans des pays non occidentaux, la colère est vue comme positive.

Pourtant, dès qu’elle arrive chez nous, la colère et la violence sont diabolisées. Bizarre, n’est-ce pas ?

Non. Mes amies et amis, c’est parfaitement logique car la colère est une passion du corps qui permet d’exprimer notre vitalité. Elle est le signe d’une atteinte personnelle. Elle est un rempart contre l’humiliation. La colère ne trompe pas, elle est une réaction corporelle immédiate quand notre être est sous attaque : le souffle s’accélère, le cœur bat puissamment, la chaleur envahit nos joues et nos tempes, nos muscles se tendent, nos cordes vocales se crispent. Autant de signes que le corps manifeste pour vous signaler que vous devez vous défendre.

Malheureusement, par toute l’entreprise de sape que nous avons étudiée ensemble plus haut, la colère est souvent tue au profit de la « sagesse » qui n’est bien souvent qu’une immense lâcheté.

Ceci se fait au détriment de nous-mêmes et des nôtres. Cette sagesse que nous acceptons bien trop systématiquement sert d’anesthésiant à notre corps et comporte deux problèmes majeurs :

A.     Une colère de rebond

En taisant une colère, on prend le risque de la déporter ultérieurement sur une cible facile. Alors que nous étions l’oppressé, nous devenons un oppresseur, injuste et lâche. Un homme salarié réprimandé par son patron, déversera sa colère quand il rentrera chez lui sur sa femme ou ses enfants.

Un sportif ayant manqué une action reportera sa colère contre l’arbitre, un adversaire ou plus tristement encore, contre ses coéquipiers.

Ce « rebond » de la colère incarne à merveille notre lâcheté, notre incapacité à lutter contre les puissants.

On se met en colère quand on le peut, pas quand le veut.

 

B.     Un anesthésiant corporel

Vu que la colère est une réaction spontanée du corps, pour taire cette émotion, nous devons rompre notre relation à notre corps. En étant dressé très jeune, en devant taire très tôt nos colères, nous apprenons vite à nous couper des signaux corporels.

Notre enveloppe corporelle nous devient étrangère. Nous la méprisons. Nous la délaissons. Nous la méconnaissons. Alors que notre corps est notre arme la plus puissante pour contester l’oppression, nous l’abandonnons aux bourgeois, en finissant de l’achever dans des tâches laborieuses et répétitives qui seront la hache du bourreau sur le dernier fil nous reliant à notre chair.

Dans des occasions de retranchement, comme l’explique David Le Breton (La Sociologie du corps), le corps se rappellera à nous, dans la douleur ou la peine. Autrement, notre mode de fonctionnement occidental remplira parfaitement son office pour en taire ses odeurs, ses formes, sa texture et surtout sa puissance.

En s’éloignant de notre colère, nous nous sommes éloignés de notre corps.

 

V. La colère : une émotion vitale

Pourtant, la colère est une émotion primordiale pour notre fonctionnement individuel et social.

Socialement, elle permet de montrer l’irritation avant d’escalader à l’agression. Exprimer sa colère évite de rentrer dans une agression passive, latente et durable qui ne fera que pourrir les relations. Pire que cela, en n’exprimant pas sa colère, on la laisse moisir en soi. En n’ayant pas réagi à l’humiliation, on comprend qu’on ne sait pas se défendre et on ne peut alors pas s’aimer. Refouler sa colère sera suivie d’une lente détestation de soi où l’on retournera la colère que l’on n’aura pas su exprimer contre soi.

 

VI. La colère sous le spectre de mon monde du handball

A.      Une colère de soupape

Je sors un instant de la théorie pour revenir à mon expérience empirique dans le handball car je pense que la colère dans le sport présente beaucoup de problématiques essentielles pour comprendre cette émotion.

Je vous expliquais que le sport compétitif du week-end sert de soupape au peuple pour se déchirer avant de revenir au travail le lundi.

La colère systématique qui a lieu et qui me choque le plus est celle envers l’arbitre. On a une personne seule qui doit jouer le médiateur entre deux groupes et qui se retrouve à être agressée verbalement voir physiquement par les membres les plus violents.

On voit ici tout de suite les prémisses de la colère « de rebond » que j’ai explicitée plus haut : un joueur colérique va se mettre en colère contre un arbitre qui représente l’autorité de manière fantoche car il est en forte supériorité numérique et parce qu’il a été incapable d’exprimer sa colère aux oppresseurs pendant toute la semaine.

Deuxièmement, ses adversaires vont devenir des ennemis. L’opposition sportive n’est qu’illusion et mute en un affrontement martial tous les week-end sur tous les terrains du monde. On observe même ce phénomène chez les plus jeunes où des parents, dans les gradins, vont venir cracher leur colère pour que leurs enfants en deviennent les vaisseaux. La scène est commune et à chaque fois pathétique.

Nous avons vu la relation de colère entre les joueurs et l’arbitre, entre des joueurs adversaires mais celle qui m’intéresse le plus concerne la colère diffuse et permanente au sein d’un même collectif.

 

B.      Une colère fratricide

Cette colère est très intéressante à étudier. Comme je vous le disais, je laissais libre cours à ma colère quand j’étais un jeune coach. Je m’étais inspiré des modèles dominants du monde du sport pensant que c’était cool.

En réalité, j’étais lâche, je me mettais en colère car je le pouvais et que mes joueurs devaient supporter mes caprices. En effet, le monde du sport reposant sur le bénévolat, il est extrêmement dur de trouver des coachs bénévoles. Je profitais donc de leur désespoir pour laisser libre cours à mes colères.

J’avais peu de joueurs colériques à l’époque.

Puis, j’ai changé, j’ai davantage expliqué, répété, perfectionné mes situations d’apprentissage, appris à exprimer ma frustration et ma colère sans hurler ou faire du coaching théâtral viriliste.

Curieusement, de plus en plus de joueurs colériques ont commencé à peupler mon collectif. Ces joueurs sont toujours parmi les plus compétents en termes handballistiques. Ils se mettent donc en colère parce qu’ils sont en pouvoir de le faire, comme je le faisais.

Aujourd’hui, ma théorie est la suivante : je pense que la colère est au cœur de la hiérarchie et que beaucoup de gens assimilent la colère au pouvoir, de manière juste et erronée.

De manière juste, car effectivement, on se met en colère car on le peut, on se met en colère contre les gens qui dépendent de nous. La colère est donc une marque du pouvoir.

De manière erronée car, subtilement et lentement, on met un trait d’égalité entre une personne colérique au pouvoir et sa compétence, voir son indispensabilité.

Ainsi, lorsqu’une personne avec une compétence ou une richesse indispensable, et un fort potentiel de colère, arrive dans un groupe, il va chercher à détecter la personne la plus colérique et la plus dominatrice du groupe.

Si cette personne ne détecte personne de colérique, elle va immédiatement s’emparer de ce rôle pour assoir sa place dans la hiérarchie. Se mettre en colère aide sur deux points :

-          Cela permet de ne pas se faire agresser car on agresse en premier. C’est une colère préventive.

-          Cela permet d’éviter les reproches. C’est pourquoi il est fréquent d’observer des réactions de mécontentement surjouées chez les sportifs après avoir raté une action. Cette posture de flagellation emportée est prépondérante dans le sport. Cette colère sert à éloigner ceux qui voudraient prodiguer des conseils : « Tu vois bien que je suis en colère, pas besoin de venir me prendre la tête en plus de ça ».

 

Se mettre en colère de manière systématique dans le sport aide à ne pas assumer ses erreurs et à ne pas prendre de responsabilités. La colère systématique permet de se laisser porter par un flot d’émotions où on n’intellectualise pas sa pratique, on se contente de la vivre en répétant les mêmes erreurs. Enfin, la colère aide à assoir une position dominante dans un groupe.

Alors que le sport devrait nous aider à nous relier à notre corps pour retrouver notre colère. Il instrumentalise complètement cette émotion dans des cycles systématiques de colère gaspillée.

 

VII. Jean-Luc Mélenchon.

 J’aimerais à présent, à la lumière ce que nous venons de dire sur la colère, sa perception et son utilisation, prendre le cas du traitement médiatique de Jean-Luc Mélenchon.

 
 

Je ne vais pas m’en cacher : j’ai beaucoup d’admiration pour le fondateur de la France Insoumise. Cet homme a remis la colère au centre de sa réflexion révolutionnaire. Il a montré au peuple français que se mettre en colère est une question vitale et permet de rester vivant.

Malheureusement, cette expression de la colère lui est souvent reprochée. C’est même l’argument premier pour le disqualifier. Evoquer la peur qu’inspire Mélenchon est un raccourci bien utile.

Aussi, les petits bourgeois de la classe intellectuelle le détestent à en crever. Plutôt que de se remettre en question sur leur rapport à la colère, ils préfèrent tirer à vue sur le messager. De manière assez mystique, alors qu’ils n’ont certainement jamais intellectualisé la chose, ils savent très bien que la colère sera l’un des paramètres principaux pour renverser la bourgeoisie. Pourtant, alors qu’ils se réclament de gauche, ces petits bourgeois font tout ce qui est en leur pouvoir pour saboter Jean-Luc Mélenchon. Vague sur laquelle malheureusement, Libération et Médiapart n’ont de cesse de surfer.

Pourquoi ?
Premièrement car la situation sociétale actuelle les avantage. Bien que n’étant pas sur le toit du monde, ils jouissent d’une position très confortable. Tout de même, leur morale les titille assez pour qu’ils se positionnent à gauche sur quelques sujets, notamment l’écologie. Mais sur des sujets de luttes de classe ou d’antiracisme, ils restent bien silencieux et refusent l’affrontement.

Deuxièmement, car la colère de Jean-Luc Mélenchon les renvoie à leur propre incapacité à se mettre en colère. Elle les renvoie face à leur médiocrité intellectuelle de réfléchir sur cet enjeu vital.

Meurtris dans leur chair, ils répliquent avec la plus grande violence. La violence qu’ils et elles s’autorisent : le mépris.

Piètres bourgeois.

 

VIII. Conclusion : comment retrouver sa colère ?

 Que faire pour retrouver cette colère ?

Premièrement, nous devons renouer avec notre corps. Le prochain enjeu majeur de la gauche est la réincorporation de la colère. La colère nous est actuellement inconnue car nous nous sommes détachés de notre corps.

 

“Lutteur” de Georges Rouault

 

C’est pourquoi il faut une politique intellectuelle massive autour des enjeux politiques du corps et du sport. Tout intellectuel et politique de gauche devra réembrasser son corps en pratiquant une activité physique de manière régulière afin que sa pensée soit ancrée dans le réel. Comment se targuer d’une pensée matérialiste, au sens ancré dans le réel, et conséquente, quand celle-ci provient d’un cerveau incorporé à un corps qui ne vit pas et qui ne bouge pas ?

 Nous devons également accepter d’être moins séduisants. Nous devons faire passer notre libido et notre orgueil après notre fierté. Ce sera seulement transitoire. Alors qu’actuellement, la colère tord le corps dans les esprits, elle le magnifiera lorsque nous aurons changé le paradigme actuel autour de la colère. Une femme ou un homme qui exprimera sa colère pour une cause juste, pour une cause de la gauche, pour une cause collective, sera belle ou beau aux yeux de toutes et de tous.

Les femmes devront mener la charge en première ligne. Elles sont à la fois attaquées sur leur colère et sur leur corps depuis trop longtemps. Elles doivent renouer à leur colère en retrouvant leurs corps grâce aux qualités physiques essentielles qu’on leur renie : la force, la vitesse et la puissance. Alors seulement, elles seront en mesure de répondre à l’oppression capitaliste et patriarcale.

Ensuite, nous devons penser à la haine qui est le sentiment cristallisé d’une colère non résolue. Pour tout vous dire, je trouve que la haine et la violence sont les talons d’Achille de la pensée de Sophie Galabru. Elle se contente de dire qu’il ne faut pas tomber dans la haine car on ne veut que détruire autrui lorsque l’on est dans la haine et que la haine mène à la violence.

Pourtant, la haine est aujourd’hui incontournable. Nous ne pouvons nous masquer les yeux devant cette évidence. Notre colère est tellement méprisée et non reçue par la bourgeoisie qu’elle se transforme légitimement en haine.

Notre enjeu final est celui-ci : nous devons apprendre à gérer notre haine pour qu’elle ne nous emmène pas trop loin dans la violence inévitable qui surgira tôt ou tard. La bourgeoisie a déjà commencé à escalader les rapports de violence avec nous depuis bien trop longtemps. Elle en dicte le niveau et nous y répondrons.

Néanmoins, nous devons, nous, intellectuel.le.s de gauche, nous questionner sérieusement sur les mots qui forment la pensée autour de la violence. Que sont la haine ? La colère ? La fureur ? L’agressivité ? La violence ?

Autant de mots qui ne forment qu’un magma indistinct. Nous avons tu notre colère et notre corps depuis trop longtemps. Quand nous renouerons avec cette émotion et cette enveloppe, ce magma boueux deviendra une flaque limpide. Le chemin s’ouvrira à nous de lui-même et nous renverserons la bourgeoisie avec une facilité déconcertante.

Alexandre Jaafari